Il n'est pas interdit d'obeir...
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Madame Figaro. – Dans votre livre, Daniel Marcelli,
vous dénoncez une hypocrisie actuelle : beaucoup prônent une
restauration de l’autorité, mais personne n’est prêt à obéir…
Daniel Marcelli. - On parle toujours d’autorité, et
jamais d’obéissance. Tapez ensemble les mots « éducation » et
« obéissance » sur Google : 95 % des occurrences qui apparaîtront sont
consacrées au dressage des chiens ! Notre société sépare aujourd’hui
les notions d’autorité et d’obéissance, alors que l’une ne va pas sans
l’autre. Réhabiliter l’autorité, sans contrepartie, sans obéissance… il
y a là un paradoxe majeur. Tous les parents se posent pourtant la
question : « Comment se faire obéir de l’enfant ? » Mais cela les rend
mal à l’aise.
Daniel Cohn-Bendit. - Les termes « autorité » et « obéissance » ont été tellement galvaudés que chacun y projette quelque chose de différent. Qu’est-ce que ça veut dire, l’obéissance ? Pour les nazis, cela signifiait « soumission ». Et l’autorité ? Il y a plusieurs formes d’autorité ; la question est avant tout de savoir si elle est légitime. Qu’est-ce qu’une autorité naturelle ?
D. M. - S’il y a bien quelque chose qui n’est pas
naturel, c’est l’autorité ! Il faut, selon moi, distinguer deux
couples. D’abord, le couple pouvoir-soumission, que l’on retrouve dans
la
nature : le plus fort impose son pouvoir. L’autre couple, hautement
culturel, c’est le couple autorité-obéissance, qui repose sur un lien
de confiance, une écoute, une parole.
L'interdit ne prend sens que sur fond d'autorisation »
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Comment expliquez-vous que l’on confonde à ce point autorité et pouvoir, obéissance et soumission ?
D. M. - Au Moyen Âge, par exemple, le droit
d’exhérédation permettait au seigneur de déshériter son enfant s’il ne
lui obéissait pas. Le concept d’obéissance est englué dans ce type
d’histoires anciennes, qui alimentent l’amalgame avec la soumission.
D. C.-B. - L’obéissance, selon moi, c’est accepter de quelqu’un quelque chose qu’on n’avait pas prévu pour soi auparavant. On ne comprendra l’autorité que si on y adjoint la question de l’autonomie. En matière d’éducation, il faut que les parents tiennent une position, c’est évident. Et l’enfant s’y confronte. Mais l’éducation, c’est aussi laisser l’enfant développer son autonomie. Si l’enfant ne se sent pas reconnu, l’autorité et l’obéissance, c’est du baratin.
D. M. - Et on ne comprend rien à l’autorité si on n’a pas saisi qu’avant tout, elle autorise. Une autorité qui ne fait qu’interdire est hémiplégique. Au square, neuf fois sur dix, le parent laisse son enfant explorer. Mais s’il y a un chien méchant, il intervient : « Non, reviens ici, fais attention ! » Et l’enfant revient parce que ce n’est pas une punition. L’interdit ne prend sens que sur fond d’autorisation.
D. C.-B. - C’est juste, mais dans votre exemple, l’enfant comprend parce qu’il y a un danger. Il n’en résultera pas de blessure narcissique. Le problème de l’obéissance, c’est précisément cette blessure, quand on ne comprend pas l’ordre donné.
D. M. - La blessure narcissique vient quand la jouissance d’exercer le pouvoir s’empare du parent.
Or quel est, d’après vous, le but de l’éducation ?
D. M. - Aujourd’hui, c’est d’obtenir que l’enfant soit
épanoui et aille au maximum de sa capacité d’autonomie. Et non plus
qu’il soit formaté aux exigences de la société.
D. C.-B. - On est d’accord. L’enfant a un potentiel. Et l’éducation vise à l’augmenter et lui permettre de s’exprimer. Et non à ce que les parents se projettent sur les enfants.
D. M. - Augmenter le potentiel, c’est précisément la définition de l’autorité. Le mot auctoritas dérive du latin augere, « augmenter ». L’autorité, c’est ce qui augmente. La soumission, c’est ce qui abaisse. Quant à « obéir », cela vient de oboedire, qui signifie
« tendre l’oreille ». Il n’y a pas d’obéissance sans demande préalable
et sans réponse, par les yeux ou le langage. Et un adulte ne pourra
exercer « naturellement » l’autorité que s’il a appris, enfant, à obéir.
« L'effondrement de la capacité à éduquer »
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Comment tout cela apparaît dans vos consultations ?
D. M. - On est très clairement passé des pathologies
de l’inhibition à celles de l’exhibition. Dans les années 70, je
recevais un ou deux enfants bègues par semaine ; une pathologie très
fréquente chez les enfants très réprimés. Aujourd’hui, j’en vois à
peine un par an ! Avant, c’était : « Tu fais comme ça et pas autrement.
» Désormais, c’est : « Montre-moi ce que tu sais faire. » Ce qui est
parfait… jusqu’au moment où les enfants rencontrent le lien social.
Quand ils arrivent à l’école, on leur demande de s’intégrer dans un
groupe, un moule, il y a un formatage. Et là, ça coince.
D. C.-B. - Dans nos sociétés modernes, il y a certes un effondrement de la capacité familiale à éduquer.
D. M. - Des enfants hyperactifs, j’en ai toujours reçu, d’abord issus des milieux défavorisés. Désormais, ils sont issus aussi de familles aisées, unies, dites « intellos », qui ont pour ambition l’épanouissement de l’enfant.
D. C.-B. - La pression depuis vingt ans est énorme sur les enfants. Dès 6 ans, ils entendent : « Il faut que tu réussisses. » C’est pour cela que la question autorité-obéissance ne se pose jamais dans un cadre neutre, elle dépend beaucoup des croyances, des projections parentales… Il y a si souvent une course ; à celui qui parlera, ou sera propre le plus tôt…
D. M. - Il est important de ne pas couper la parole aux tout-petits. Mais vers 4-5 ans, il est aussi essentiel de demander à l’enfant d’attendre que l’autre ait fini sa phrase. Or, je vois de plus en plus d’enfants qui coupent la parole à leurs parents systématiquement.
D. C.-B. - C’est que très souvent les parents parlent de choses qui n’intéressent pas les enfants. L’enfant qui intervient, c’est pour lui une façon de dire : « J’existe ! »
D. M. - Vous êtes presque plus psychologue que moi ! Je suis totalement d’accord. Mais il est aussi fondamental d’apprendre à écouter des choses qui ne nous intéressent pas.
« On voudrait que l'enfant soit inclus en nous-mêmes »
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Vous êtes pères tous les deux. Comment avez-vous manié l’autorité et l’obéissance avec vos enfants ?
D. M. - Il faudrait poser la question à mes deux fils
de 37 ans et 35 ans ! Je crois qu’il est difficile, parent, d’accepter
de l’enfant ce que j’appelle « la part qui nous échappe », celle qui
justement intéresse le pédopsychiatre… On voudrait que l’enfant soit
inclus en nous-mêmes, dans notre pensée…
D. C.-B. - Force est de reconnaître que la volonté
de contrôle existe. Lorsque j’ai rencontré ma femme, elle avait déjà un
fils de 2 ans et demi, qui a eu besoin de plusieurs années pour
m’accepter. Un jour, alors qu’il jouait dans le sable, il m’a dit :
« Dany, je t’ai fait un gâteau. » Grand sourire de ma femme. Et il a ajouté : « Il est empoisonné. »
D. M. - Pour dire ça, c’est qu’il avait confiance en vous ! (Rires.)
D. C.-B. - Aujourd’hui, il est très lié à son père,
comme à moi. Notre fils commun est né bien plus tard, j’avais 45 ans.
C’est très différent d’avoir un enfant à 20 ans, 30 ans ou 45 ans. Je
suis un vieux père. Le premier mot de mon fils en me voyant a été «
maman ! ». C’était pour moi la victoire absolue (rires).
J’étais quelqu’un de très libertaire, et très protecteur à la fois…
donc très contradictoire. J’ai toujours veillé à ce que mon fils ait la
possibilité de sa révolte. À 13-14 ans, quand nous étions en conflit,
il me lançait toujours : « En 68, qu’est-ce que tu aurais fait ? » Il
me narguait et jouait là-dessus pour me dire :
« C’est ma révolte, tu n’as rien à dire, c’est comme ça. »
Selon vous, désobéir fait-il grandir ?
D. M. - Éduquer un enfant, c’est l’amener à se sentir
libre d’obéir, ou de désobéir, et donc de se prendre en charge. La
question est de savoir si on peut désobéir sans jamais avoir appris à
obéir.
D. C.-B. - Dans la désobéissance, il y a une prise de responsabilité. Mais s’il n’y a pas, dès le départ chez les enfants, le sentiment de reconnaissance, le fait de se savoir accepté même quand on dit « non », l’obéissance ne fonctionnera jamais.
D. M. - Quand le parent, par exemple, dit à son ado : « Je veux que tu reviennes à minuit », le jeune a toutes les chances de répondre : « Pourquoi pas minuit et quart ? » Au parent alors d’expliquer que toute limite est arbitraire : « Ma limite, aujourd’hui, c’est celle-là. » Je pense que le rôle d’un ado est de désobéir et de rentrer à minuit et quart. Et celui du parent de ne pas en faire un fromage, d’appliquer ce que j’appelle « l’hypocrisie sociale ». La liberté de désobéir, quand elle touche à des petites choses comme cela, c’est l’huile dans le moteur d’une relation éducative.
« “Oboedire”, c'est prêter l'oreille »
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Les adolescents d’aujourd’hui ont-ils les mêmes raisons de désobéir que ceux de 68 ?
D. C.-B. - Reconnaissons, d’abord, que la société des
années 60 n’avait rien à voir avec la nôtre. Quand on disait « Il est
interdit d’interdire », c’était face à une société bigote, hypocrite,
enfermée dans un carcan moral incroyable. À l’époque, cela a fait
avancer la société. Rappelons qu’au milieu des années 60, une femme
devait demander à son mari l’autorisation d’ouvrir un compte en banque !
D. M. - C’était une société qui n’avait pas évolué, à cause de la parenthèse horrible de la Seconde Guerre mondiale. Le carcan craquait, surtout avec l’arrivée de la technologie moderne. Comme toujours, la France l’a fait de manière un peu explosive. Aujourd’hui, avec les portables, l’individualisme, l’aisance matérielle, l’objectif de l’épanouissement de l’enfant… ça n’a plus rien à voir.
D. C.-B. - Voilà pourquoi lorsqu’on dit que les jeunes d’aujourd’hui sont moins révoltés, c’est complètement idiot.
C’est autre chose. Ils ont à affronter un autre monde.
D. M. - Jadis, les jeunes se révoltaient parce que leurs parents leur disaient : « Voilà le métier que tu dois faire. » Ceux d’aujourd’hui ont l’angoisse de savoir s’ils font le bon choix. Et ils se révoltent plus contre la désillusion que contre l’interdit.
Entre laxisme et autoritarisme, comment trouver le bon équilibre ?
D. C.-B. - Je ne crois pas qu’il y ait eu dans les
années 60 de volonté délibérée de laxisme. Les soixante-huitards ont
été pris au piège par leurs propres contradictions ; c’est un peu la
même situation quand on voit des parents désemparés. La société n’a pas
trouvé son équilibre. Elle est désorientée socialement et
culturellement. On a besoin d’autorité, et, en même temps, on ne
supporte pas l’autorité. Vous ne croyez pas que si on trouvait un terme
plus « moderne » qu’« obéissance », ça aiderait beaucoup de gens ?
D. M. - Effectivement, le mot trimballe des vieilles lunes. Mais je ne pense pas qu’il soit facile d’inventer un nouveau mot. Les mots disent des choses qu’il faut savoir entendre et comprendre. Retenons surtout cela : oboedire, c’est prêter l’oreille.